Révolution sensible, révolution féministe
- Dr Saverio Tomasella

- 24 oct.
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Dernière mise à jour : 26 oct.
L’ultrasensibilité ou haute sensibilité est bien plus qu’une notion à la mode, mais la capacité de changer le monde !
Par Vanessa Krstic, pour New Witch (2022).
Vous êtes à fleur de peau ? Les sons, lumières ou odeurs vous indisposent facilement ? L’injustice vous rend malade, le manque d’authenticité vous gêne ? La nature, les animaux et l’art apaisent vos maux ? Vous manquez de confiance ? Vous vous sentez fatiguée après un coup de stress ou trop de stimulation ? Vous débordez de créativité... ? Sans doute faites-vous partie des 20 millions de français "hypersensibles", ou plutôt ultrasensibles, comme préfère les appeler Saverio Tomasella, psychanalyste et auteur*, car le préfixe « hyper » est porteur d’une notion (péjorative) d’excès. Reste que si l’ultrasensibilité fût longtemps associée à une forme de faiblesse, elle est aujourd’hui l’expression d’une force à canaliser qui pourrait bien participer à l’avènement d’un monde meilleur. Un monde plus respectueux du vivant, plus ouvert aux mystères de la nature comme à la spiritualité laïque, et au féminin sacré présent en chaque être.
Une histoire de (la) sensibilité
Contrairement aux idées reçues, la sensibilité exacerbée n’a pas toujours été socialement rejetée. Comme le rappelle Saverio Tomasella, elle était même à l’honneur du XVIe au XVIIIe siècle dans les milieux cultivés : « Verser des larmes avec sincérité montrait la capacité à éprouver les sentiments humains. Un homme incapable de pleurer en public était perçu comme mal éduqué. Cela a changé à la fin du XVIIIe siècle, après que Napoléon Bonaparte instaura le Code Civil français et, avec lui, l’incapacité juridique de la femme mariée... signant le retour à un patriarcat féroce. La Révolution française n’a pas aidé : un nouveau modèle, dicté par la productivité, la rentabilité et le profit a connecté l’homme à un référentiel mécanique, et non plus humain. » Forcément, ce système tenu par les hommes a renforcé le machisme, éradiquant le droit à la sensibilité chez les hommes, et l’assimilant à l’« hystérie féminine ». Il faudra attendre 1996 pour que la psychologue et chercheuse en psychologie américaine Elaine Aron définisse le concept de « haute sensibilité », et quasiment vingt ans de plus pour que l’on commence à en parler en France comme d’une force, pas toujours facile à assumer.
Une question de genre ?
Les études le montrent : il y a autant d’hommes que de femmes ultrasensibles. D’ailleurs, selon une étude IPSOS réalisée pour Gilette en 2019, 87% des Français se considèrent comme sensibles, et 84% pensent qu’« être un homme sensible est positif, il faut en finir avec les stéréotypes ». Belle avancée ! Pourtant, selon Saverio Tomasella, si de plus en plus d’hommes osent avouer leur ultrasensibilité, il existe encore une différence dans l’expression des émotions masculines et féminines... et la biologie n’est pas en cause. Selon l’expert, beaucoup d’hommes restent encore attachés à l’idée qu’ils ne doivent pas pleurer. Mieux vaut se montrer en colère, histoire d’exprimer sa sensibilité avec virilité ! Et nous ? Il suffit de manifester une pointe d’agressivité pour être taxée de folle furieuse et accusée d’avoir « pété les plombs ». Mais les lignes bougent, se croisent et se décroisent en permanence. Ici, des femmes, bien décidées à prendre leur pouvoir, pensent encore que pour « réussir », elles doivent se substituer aux hommes dans un univers machiste. Là, des hommes, bien décidés à s’extraire du patriarcat, assument voire revendiquent leurs larmes. « Nous vivons dans un paysage sensible bigarré, où persistent encore des codes de l’ancien modèle, estime Saverio Tomasella. Et l’on voit, dans le même temps, émerger des revendications concernant l’identité ou l’expression de genre. » Envoyer valser les marqueurs de sexe nous autorisait donc à vivre notre sensibilité telle qu’on la ressent, en toute liberté ? Voilà une piste à creuser...
Une notion qui fait (encore) peur
Et peut-être même plus qu’il y a trois ans ! Entre la crise sanitaire, la guerre en Ukraine, le réchauffement climatique (...), se laisser aller à sa part sensible peut effrayer. L’endormir permet en effet de se couper de ce que l’on ressent. Comme le souligne Saverio Tomasella, « on se contente d’appliquer des idéologies, des programmes de pensée faciles à appliquer dès lors qu’on adhère au discours. Plus faciles à vivre, aussi, tant la sensibilité, dans toute sa singularité et sa subjectivité, nous pousse à aborder la vie avec profondeur, en écoutant nos sentiments, émotions, et intuitions. Une profondeur qui peut nous déranger, comme déranger les autres. » Eh oui ! Même notre collègue la plus froide, à moins d’être psychopathe (ce qui est assez rare) est douée d’empathie. Il suffit d’exprimer notre colère, notre tristesse ou notre peur pour réveiller chez elle des émotions miroirs. « Et cela, dans une société qui laisse encore bien trop peu de place aux émotions, ce n’est pas admis. Hélas, rappelle Saverio Tomasella, ce sont les gens dont la sensibilité est la plus faible qui créent les normes sociales. »
L’ultrasensibilité, une chance pour le monde
Pourtant, l’ultrasensibilité en tant que nouvelle norme sociale apporterait beaucoup. L’accepter pleinement permettrait de valoriser toute forme de sensibilité humaine. « Les gens cesseraient de croire qu’on ne peut pas vivre sans guerre, et seraient plus enclins à prendre soin de la planète, souligne Saverio Tomasella. Les personnalités sensibles étant plus proches du vivant et plus réceptives à ce qui abime la Terre, ce sont elles qui peuvent devenir la locomotive du changement climatique. » Et pas seulement ! Accueillir son ultrasensibilité et, mieux, l’ériger en symbole d’un nouveau paradigme, deviendrait un acte de désobéissance civile, une façon de lutter contre le patriarcat et contre un système sclérosé par les injustices sociales, économiques et climatiques. Et si l’ultrasensibilité était l’avenir de l’humanité ?
Mieux vivre ses émotions
D’après Saverio Tomasella, le premier écueil à éviter serait d’envahir les autres. Il ne s’agit pas de cacher ses émotions, mais d’éviter de bombarder les autres avec nos ressentis. Et pour cela, il est nécessaire de prendre soin de soi. « Plus on reconnait sa sensibilité, plus on apprend à percevoir ce dont on a besoin, comme du repos, et ce que l’on doit fuir, comme l’alcool, le thé et le café. On peut aussi utiliser des techniques de régulation émotionnelle qui fonctionnent : écrire ce que l’on ressent dans un journal intime ou sur des petits bouts de papier à jeter dans une boîte, l’énoncer à haute voix sur des mémos vocaux... Nécessaire aussi : poser des limites saines, en apprenant à décliner une invitation si l’on considère que l’on a besoin de repos ou de solitude ».
* À LIRE
- Ultrasensibles, Vuibert, 2023 (BD).
- Lettre ouverte aux âmes sensibles qui veulent le rester, Larousse, 2021.
- Osez votre singularité - Cessez de vivre une vie qui ne vous ressemble pas et lancez-vous ! Eyrolles, 2022.


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