Marie ou la sensibilité dans le monde du travail
Le monde professionnel, avec son rythme soutenu et ses exigences de performance, peut devenir un véritable champ de tensions pour les personnes hautement sensibles.
À partir de l'histoire de Marie, 30 ans, ancienne employée en comptabilité, nous allons explorer comment sa sensibilité s’exprimait dans son parcours. Il illustre les défis auxquels sont confrontées de nombreuses personnes hautement sensibles au travail.
Marie est arrivée en consultation épuisée, sans comprendre pourquoi un poste « simple », qu’elle aimait pourtant au départ, était devenu une source constante de stress et de larmes.
La thérapie de Marie
Ancienne comptable, Marie consulte en pleine période de grande détresse professionnelle. Ces derniers mois, elle dit avoir subi des remarques dévalorisantes, une pression constante, le poids d'une ambiance froide et tendue.
Très engagée dans ses relations, elle a tenté de créer du lien en apportant des gâteaux, en remplaçant ses collègues constamment, mais elle ressentait que l’ambiance n’a pas changé et que le regard des autres sur elle restait le même. Peu à peu, elle s’est sentie rejetée et incomprise.
L’open space était pour elle une épreuve : le bruit, les échanges permanents, la lumière crue, les odeurs de café ou de nourriture, tout l’envahissait. Elle disait se sentir oppressée. En fin de journée, elle pleurait souvent dans sa voiture, incapable de contenir la tension accumulée.
Sous le coup du stress, son esprit se bloque, elle n’arrive plus à se concentrer ni à prioriser. L’anxiété monte, puis la fatigue la vide complètement. Ces blocages répétés, associés à une grande émotivité, ont conduit à un arrêt de travail, puis à une démission.
Depuis, Marie évite toute perspective de retour à l’emploi, la simple idée de retravailler la paralyse. Elle vit avec son compagnon et un chat, consacre beaucoup de temps au rangement et à la création d’histoires pour enfants, qu’elle n’a encore jamais osé partager.
Pour orienter l’accompagnement de Marie de façon pertinente, il est nécessaire d’examiner son profil sensible dans ses différentes composantes. Cette analyse permet de repérer les dimensions de la sensibilité qui dominent chez elle, afin de mieux comprendre ses réactions, ses blocages et ses besoins profonds.
L’Observatoire de la sensibilité a mis en évidence plusieurs dimensions qui composent la sensibilité élevée. Chez chaque individu hautement sensible, ces dimensions se manifestent avec une intensité et une expression variables, influençant la manière de percevoir, de ressentir et d’interagir avec le monde.
Quelles sont les dimensions de sensibilité prédominantes chez Marie ?
Sensorielle : hyperréactivité au bruit, aux odeurs, à la lumière et à la densité humaine de « l’open space », qui provoque une surcharge sensorielle quotidienne entraînant épuisement des ressources attentionnelles et pleurs après le travail.
Réactivité émotionnelle : grande perméabilité affective. Marie ressent les tensions et le rejet implicite de son environnement. Ses émotions montent rapidement en intensité et se traduisent par des pleurs, des blocages ou des réactions de retrait.
Marie a également une mémoire émotionnelle forte, les expériences négatives la marquent profondément. Chaque critique ou conflit se réactive ensuite sous forme d’anticipation anxieuse (« ça va recommencer », « je vais décevoir »).
Empathie émotionnelle : Marie a un besoin fort d’harmonie et de reconnaissance. Au travail elle a effectué plusieurs tentatives de créer du lien. Marie cherche activement à plaire, à être utile, à apaiser le climat. Le fait de remplacer les collègues montre un besoin de reconnaissance et une tendance à se sur-adapter pour maintenir l’harmonie. Cela illustre une forme de loyauté émotionnelle typique des profils hautement sensibles - donner beaucoup pour préserver le lien.
Le fait que le regard des autres ne change pas, malgré tous ses efforts pour créer du lien, réactive chez Marie un profond sentiment d’injustice et d’impuissance. Son besoin de reconnaissance, très marqué, entre en tension avec l’impression persistante d’être ignorée ou mal comprise. Cette dissonance émotionnelle (elle donne beaucoup, perçoit finement les humeurs autour d’elle, mais ne reçoit que peu en retour) alimente un douloureux sentiment d’invisibilité.
Sensibilité cognitive : en situation de stress, perte des capacités exécutives, le cerveau de Marie se fige, la concentration et la hiérarchisation s’effondrent, on observe une surcharge du système nerveux et du cortex préfrontal.
Sensibilité esthétique : capacité d’imagination riche (écriture d’histoires), utilisée de manière protectrice et réparatrice. Marie a un potentiel créatif, à déployer davantage, pour le moment non exprimé publiquement très probablement à cause de sa peur d’être jugée.
Après avoir identifié le profil de Marie, nous pouvons étudier ce qui se joue dans son cerveau d’un point de vue neurologique, afin de mieux comprendre les mécanismes à l’origine de son fonctionnement et de ses réactions émotionnelles.
Hyperactivation de l’amygdale
Le cerveau de Marie interprète le contexte professionnel comme menaçant (visages fermés, remarques sèches, silence tendu). L’amygdale s’active, déclenchant vigilance, tension musculaire et stress chronique.
Ce mode de survie bloque le raisonnement rationnel (préfrontal) et entraîne des blocages cognitifs.
Quand l’ambiance est tendue, l’insula (impliquée dans la conscience corporelle et émotionnelle) active le système nerveux autonome, augmentant le rythme cardiaque, la respiration, la tension musculaire, d’où la sensation d’oppression et les larmes après le travail.
Cette suractivation renforce le signal émotionnel, créant une boucle de renforcement : plus elle ressent, plus elle est submergée, et plus son corps confirme qu’il y a « danger ».
À force, le corps devient le miroir du stress : chaque détail sensoriel (bruit, parfum, ton de voix) est interprété comme une menace émotionnelle.
Déséquilibre du système nerveux autonome
Son système sympathique (alerte, stress) s’enclenche rapidement, tandis que le parasympathique (apaisement) peine à ramener le calme. Marie ressent un épuisement nerveux, part en pleurs de décharge après le travail, rencontre des difficultés à se réguler émotionnellement.
Parcours thérapeutique
Voici donc les axes thérapeutiques à proposer à Marie, afin de l’aider à retrouver son équilibre et revenir dans le monde du travail avec plus d’assurance et de confiance.
-
Rétablir l'équilibre entre système sympathique et parasympathique
Exercices de respiration vagale, cohérence cardiaque, relaxation sensorielle (sons doux, textures apaisantes, lumière tamisée). Mouvements pour activer le nerf vague ventral.
-
Reconnaissance et réhabilitation de la sensibilité
Aider à déculpabiliser les blocages, comprendre qu’ils correspondent à un état de stress élevé.
Psychoéducation sur la haute sensibilité, compréhension du fonctionnement neurobiologique.
-
Diminution du stress relationnel
Apprendre à repérer les signaux internes de saturation et poser des limites sans craindre le rejet.
Techniques de communication assertive, travail sur les schémas de peur du jugement.
-
Réactivation du plaisir et de la créativité
Réinvestir son potentiel imaginatif comme ressource de sens et de réparation, lui proposer de l’explorer davantage pour envisager un domaine professionnel en lien avec sa créativité.
-
Exploration du domaine professionnel
Explorer des environnements de travail compatibles avec son profil sensoriel et émotionnel : proposer un bilan de compétences, orientation vers un espace plus calme ou une activité avec un rythme autonome, vers une entreprise libérée ou une start-up avec un état d’esprit plus souple.
Récapitulatif
Marie présente un profil de sensibilité mixte, dominé par les dimensions sensorielle, émotionnelle et empathique, avec un fort potentiel créatif.
Son système nerveux, souvent en état d’alerte prolongé, la maintient dans un cercle de vigilance et d’épuisement.
Le travail thérapeutique visera à réguler la réactivité physiologique, restaurer la confiance dans son rythme naturel, et réconcilier la sensibilité avec le monde professionnel.
Nous pouvons présenter ces explications à Marie pour la rassurer.
Marie,
Votre parcours professionnel a révélé votre fonctionnement neuro-sensible particulier, que l’on retrouve chez de nombreuses personnes hautement sensibles. Votre cerveau et votre système nerveux perçoivent et ressentent le monde avec une intensité plus grande que la moyenne.
Chez vous, le centre d’alerte émotionnel se déclenche très vite dès qu’un signal semble menaçant : un ton sec, un regard froid, un silence pesant. Même lorsqu’il n’y a pas de danger réel, votre cerveau sonne l’alarme. Cette vigilance accrue épuise vos ressources et finit par freiner votre concentration et votre motivation.
Votre cerveau analyse, anticipe et planifie, reste en activité en permanence. Il cherche à comprendre, prévoir et contrôler pour éviter toute nouvelle blessure.
Cette suractivité mentale, bien qu’utile pour la précision et la rigueur, peut devenir un piège, vos pensées tournent en boucle et l’angoisse monte.
Dans « l’open space », tous vos sens sont sollicités en même temps : le bruit des claviers, les conversations, la lumière artificielle, les parfums, les odeurs de nourriture… Votre cerveau capte tout simultanément, sans pouvoir filtrer.
Cette surcharge sensorielle engendre un véritable épuisement car le corps reste tendu, les émotions débordent, et les pleurs apparaissent comme une libération.
Vous percevez les ambiances, les tensions, les non-dits. Vous cherchez naturellement à adoucir les relations, à créer du lien et de la chaleur. Dans un environnement froid ou compétitif, cette sensibilité devient douloureuse, le moindre rejet se vit comme une blessure profonde.
Ce qui se passe dans votre corps
Votre système nerveux alterne entre deux modes : le système sympathique, qui déclenche stress et action, le système parasympathique, qui apaise et régénère.
Chez vous, le système sympathique s’active rapidement, tandis que le parasympathique met plus de temps à reprendre le dessus. Cela explique ces phases de tension intense suivies d’un épuisement profond.
Les pistes pour retrouver l’équilibre
La première étape consiste à apaiser votre système nerveux : apprendre à reconnaître les signes de surcharge (battements du cœur, crispation, brouillard mental) et activer consciemment le frein du calme.
Quelques outils simples peuvent vous aider :
-
respiration lente et profonde, cohérence cardiaque,
-
moments sensoriels doux (silence, lumière tamisée, musique apaisante, contact avec la nature),
-
mouvements pour activer votre nerf vague ventral (système parasympathique),
-
rituels de pause et de récupération entre deux activités.
Il est aussi essentiel de favoriser votre rythme naturel pour éviter des blocages liés au stress. Peut-être pouvez-vous organiser vos journées de travail en prévoyant en avance le volume à traiter et identifier les priorités.
Enfin, votre créativité est une source précieuse d’équilibre. Elle mérite d’être mise au service non pas pour fuir la réalité, mais pour la transformer et l’enrichir.
Marie, votre sensibilité n’est pas un obstacle à votre vie professionnelle. Elle demande simplement un environnement et un rythme qui la respectent. En apprenant à mieux comprendre votre fonctionnement, vous pouvez transformer ce que vous percevez comme fragilité en une véritable boussole intérieure, qui guidera vos pas avec confiance et assurance.
Article rédigé par Ekaterina Fridman
Praticienne en psychothérapie
Sensibilis : https://sensibilis.fr/